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Depuis L'Etrange Monsieur Peppino et, mieux, depuis l'ouverture si douce, si bizarre et féerique de Reality, on sait que Matteo Garrone est à l'aise dans le conte de fée. Le Conte des Contes radicalise cette démarche puisque l'Italien adapte ici le Pentaméron de Giambatista Basile, un conteur napolitain du XVIIème siècle. Pour être plus précis, Garrone n'adapte pas tout et se concentre sur trois segments qu'il entremêle dans un dédale narratif peuplé de monstres, de bêtes mythologiques, de géants et de rois, de jumeaux albinos et de parques tristes.Il y a d'abord l'histoire de ce couple royal (John C. Reilly et Salma Hayek) qui ne peut pas avoir d'enfant. Le roi part affronter un monstre marin dont la reine devra manger le coeur pour enfanter… L'histoire vient à peine de se mettre en place (la reine accouche en même temps que sa servante vierge de deux enfants identiques) que Garrone passe déjà à autre chose. Il enchaîne sur le destin de deux très vieilles soeurs dont l'une va charmer grâce à sa voix de sirène un roi (Cassel fougueux, over the top, drôle comme rarement). L'ennui, c'est qu'elle ne peut pas montrer son corps décrépit à ce séducteur impénitent. Et au moment où l'on bascule dans le fantastique (no spoiler) le cinéaste prend une nouvelle fois la tangente pour décrire la passion d'un roi pour une puce. Le monarque va nourrir l'animal microscopique et le faire grossir jusqu'à ce qu'il atteigne la taille d'un cheval. Tiens, par ailleurs, ce roi a une fille qu'il va marier de force à un géant...Beauté surréelle Ces trois récits enchâssés de manière un peu désinvolte servent clairement de terrain de jeu à Garrone. Terrain de jeu visuel d'abord. Refusant le délire technologique et la magnificence digitale (façon La belle et la bête de Gans), le cinéaste privilégie une imagerie primitive, organique et incroyablement poétique. On pense à Del Toro pour son baroque, à Cronenberg aussi dans sa façon d'aborder le corps. Le Conte des Contes est de fait un modèle de production design et Garrone multiplie les plans soufflants de beauté. C'est Cassel qui divague dans une salle remplie de femmes allongées, à moitié nues, traînant par terre dans des positions lascives ; ce sont les flashs préraphaélites où l'on voit Stacy Martin nue, rousse à se damner, dans une forêt profonde ; c'est la beauté surréelle des décors, les coursives du château, la blancheur du marbre qui s'oppose au rouge sang du coeur que bouffe Salma Hayek de noir vêtue ; c'est la mise en scène magnifique de la chasse au monstre sous-marin, constamment vue à travers un voile (le sable ou la saleté du verre du scaphandre du roi) qui renforce l'irréalité. Garrone s'est associé à Peter Suschitzky (chef op de Star Wars, de Mars Attacks et de Cronenberg - tiens tiens) dont le sens de la couleur, sa manière de capter la richesse des textures est inouï. Il peut aussi compter sur le score de Desplat magnifique, qui fait beaucoup penser au score du Casanova de Fellini par Nino Rota.>>> Le Conte des Contes en imagesSur un filMais ces Contes sont aussi un terrain de jeu narratif. Comme dans Gomorra, comme dans Reality, Garrone s'amuse à changer de ton, constamment. On oscille entre la farce, le fantastique, le grotesque, le drame et la tragédie avec la sensation que ces trois histoires définissent en fait un univers finalement clos. Fermé. Ce que disent le premier et le dernier plan. L'ouverture géniale quasiment léonienne dans son rythme, voit arriver un saltimbanque dans la cour d'un château. Le spectacle se prépare, la tragédie aussi. Et Garrone nous plonge dans un monde de faux-semblants, un motif que reprendra le dernier plan. Tous les personnages (les survivants en tout cas) sont réunis pour un dernier salut et un dernier regard… à un équilibriste qui marche sur un fil enflammé au dessus de leurs têtes.On parlait de Cronenberg, on aurait pu évoquer les comédies italiennes, Le Labyrinthe de Pan, mais finalement c'est aux Contes Immoraux de Borowczyk que ressemble le plus ce Conte des contes. Parce qu'il y a du Kafka et du Beckett dans ces fables. La sensation d'un théâtre de l'absurde constamment renforcée par la frontalité des cadres où les personnages semblent en représentation sur une scène... ou figés dans un tableau de maître.Juste un rêve ?On a l’ADN, on a l’émotion plastique… Mais on sort quand même un peu ébranlé par ce qu’on vient de voir. Finalement, que raconte ce Conte des Contes ? On perçoit bien les échos contemporains du film, la potentielle critique sociale que contiennent certains segments (la chirurgie esthétique, l'empowerment féminin, le caractère essentiellement tyrannique du pouvoir), mais ça ne suffit pas à donner un sens clair au film, dénué de conclusion ou de morale comme les contes originels. Pareil, on voit bien la manière dont l'univers de Garrone fusionne dans ces contes médiévaux - il y a du Gomorra (la corruption), du Reality (la cruauté, le miracle et la bouffonnerie) et même de L'Etrange Monsieur Peppino (l'idée du corps et de ses transformations), mais il nous manque une clé. Le sens se dérobe… On a l'impression d'avoir loupé un truc, comme si notre attention était ailleurs pendant la projection, comme si on avait été envapé, absorbé par autre chose. L'effet Cannes ? A moins que finalement ce soit le sens de l'équilibriste et du saltimbanque. On pense à la dernière phrase de Songe d'une nuit d'été : "si nous avons déplu, figurez-vous seulement (et tout sera réparé) que vous n’avez fait qu’un somme"  Et si tout cela n'avait été qu'un rêve ?Gaël GolhenLe Conte des Contes de Matteo Garrone avec Salma Hayek, Vincent Cassel, John C. Reilly, Stacy Martin, Toby Jones est présenté aujourd'hui en compétition à Cannes et sortira dans les salles françaises le 1er juillet 2015