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Arnaud Desplechin a tourné deux versions de son exigeant et passionnant nouveau film. La courte, projetée à Cannes, est la plus abstraite.

"Avant de tourner, je savais que Les Fantômes d’Ismaël serait très musical, peut-être même plus que mes autres longs métrages", nous confiait Arnaud Desplechin sur sa table de montage il y a quelques semaines. Le prologue du film, succession de plans courts en mouvement sur fond de symphonie aussi entraînante qu’intrigante, ne dément pas cette promesse et donne le ton d’une œuvre dominée par la thématique du double et du vertige existentiel. Il est en effet question de fiction dans la fiction, de créature imaginaire et de son créateur, d’un homme et de son frère, de deux femmes (dont une revenante) qui se disputent le même mari, de deux histoires d’amour parallèles, d’un mélo et d’un film d’espionnage, de passé et de présent, d’un portrait de la folie et un autre de la passion, de manque et de trop-plein. Tout ça dans le même film ? Oui, et encore mieux : dans deux films. Desplechin, génie fiévreux, a donc tourné une "version française" -la courte, projetée à Cannes et partout en France- et une "version originale" -la longue, visible au Cinéma du Panthéon à Paris et dans quelques autres salles d’art et essai. Ces deux versions -que nous avons vues- adoubées par Desplechin, sont à la fois comparables et éloignées. Si vous aimez l’éclatement abstrait façon Pollock (cité dans le film) et les dissonances à la Resnais, la courte est pour vous. Si vous préférez le surréalisme inquiet à la Polanski et les récits enchâssés à la Jonze, la longue vous comblera.

Desplechin et le défi amoureux

À Première, nous sommes plutôt "version originale". Les dix-sept minutes supplémentaires apportent une fluidité et une conclusion plus satisfaisantes que la "version française" dont certaines ellipses apparaissent un brin frustrantes. Le director’s cut –car c’en est un- a notamment le mérite d’éclaircir certains points problématiques sans altérer la nature romanesque et schizophrène du projet : Ismaël a-t-il réellement un frère ? Dans quoi l’emprise de son mentor sur lui trouve-t-elle son fondement ? Avec son ironie habituelle ("J’ai adopté un enfant, ça s’est mal fini", avoue le héros) et sa fascination absolue et masochiste pour les êtres narcissiques, menteurs, amoureux, originaux, féconds, enfantins et, in fine, profondément attachants, Arnaud Desplechin signe une nouvelle autofiction qui se présente comme une sorte de synthèse de ses obsessions, une mise en abyme ultime. Mathieu Amalric est évidemment épatant en alter ego travaillé par le doute amoureux et créatif. Face à lui, Charlotte Gainsbourg, la "raisonnable", et Marion Cotillard, "l’insaisissable", incarnent deux facettes du défi amoureux, la construction et la destruction, qui contaminent l’œuvre du maître français. L’épilogue, lumineux, confirme que Desplechin serait plutôt en phase d’apaisement et que Les Fantômes d’Ismaël marquerait peut-être la fin d’une époque et le début d’une autre. Un film charnière, donc. Un film indispensable.