Roma
Netflix

En projetant le film d’Alfonso Cuarón en avant-première au Festival Lumière, Thierry Frémaux veut réconcilier Netflix et l’histoire du cinéma.

En mars dernier, en prélude à une édition cannoise marquée par la guerre ouverte entre Netflix et le conseil d’administration du Festival, Thierry Frémaux avait exprimé dans une interview au Film Français son regret que Okja, de Bong Joon Ho, et The Meyerowitz Stories, de Noah Baumbach, deux films Netflix présentés sur la Croisette en 2017, se soient « perdus dans les algorithmes de Netflix et n’appartiennent pas vraiment à la mémoire cinéphile. » Quelques mois plus tard, au festival de Bologne, il enfonçait le clou en disant que les films Netflix ne faisaient pas vraiment partie de l’histoire du cinéma, rappelant (comme le rapporte cet article de Télérama) les débats entre Lumière et Edison au moment de l’invention du septième art : « Lumière a triomphé d’Edison, il y a cent vingt-cinq ans, parce qu’il a eu cette idée de la projection collective. Edison soutenait, lui, que les images animées devaient être vues de façon individuelle et payante. C’est Netflix ! Peut-être assistons-nous à la victoire posthume d’Edison sur Lumière… »

L’épisode 2,5
En attendant que l’histoire de la SVOD soit un jour constituée en discipline à part entière (ça arrivera sûrement), difficile de nier que les derniers Bong Joon Ho et Baumbach appartiennent quand même un petit peu à l’histoire du cinéma, ne serait-ce que parce qu’ils ont été tournés par des cinéastes de premier plan et sélectionnés dans le plus grand festival du monde. Idem pour Roma, le nouveau Alfonso Cuarón, disponible sur Netflix le 12 décembre prochain et Lion d’or à la dernière Mostra de Venise. Comment déterminer ce qui entre ou pas dans le canon officiel de la cinéphilie ? La projection en public est-elle la condition sine qua non pour prétendre accéder aux encyclopédies du septième art ? Si tel est le cas, les trois projections-événements de Roma qui ont lieu cette semaine au Festival Lumière (deux le lundi 15 octobre et une le vendredi 19), dans l’un des festivals les plus cinéphiles de la planète, sur les lieux même où les Lumière ont inventé le cinématographe, sont alors une manière symbolique pour Thierry Frémaux de réconcilier Netflix et la cinéphilie. Et de teaser la suite du feuilleton : dans une conférence de presse donnée la semaine dernière, il revenait sur les rapports tendus entre Cannes et Netflix et promettait, après les houleuses éditions 2017 et 2018, un « épisode 3 l’année prochaine. » Précisant : « Ici, à Lyon, c’est l’épisode 2,5. Netflix veut toujours venir à Cannes. Pourquoi je m’intéresse à eux et à Amazon ? Car ils financement le cinéma mondial. Il est en train de se passer un truc, le cinéma est attaqué sur ses supports. Avant, une œuvre de cinéma, ça sortait en salles. Aujourd’hui, c’est plus flou. Dans le conseil d’administration de Cannes, le débat est déverrouillé, pas que sur Netflix mais aussi face aux temps qu’on va vivre. »

Notre critique de Roma

Cuarón, Kubrick et la postérité
D’autres films inédits projetés cette semaine à Lyon (le film enfin achevé d’Orson Welles De l’autre côté du vent – également siglé Netflix – et High Life, de Claire Denis) témoignent ainsi d’un léger changement d’orientation du Festival Lumière, qui ne réserve plus l’intégralité de sa programmation aux films d’hier mais s’ouvre désormais à des avant-premières. Une manière de dire que le patrimoine, désormais, ce ne sont plus seulement les vieux films, mais aussi la manière dont on les regardait : la salle, l’expérience de la projection collective. L’ironie de l’affaire étant que, dans Roma, les personnages passent une bonne partie de leur temps à aller au cinéma. Et que le film lui-même a clairement été conçu pour les écrans les plus grands possibles, la mise en scène de Cuarón, à l’ambition quasi-épique, jouant énormément sur la profondeur de champ, faisant abonder les détails à l’arrière-plan… Encore plus ironique que ça ? La programmation du Festival Lumière elle-même, qui a calé juste après Roma une projection 3D de Gravity, le précédent Cuarón, un film qui lui non plus ne signifie pas la même chose, et ne se savoure pas de la même façon, selon qu’on le voit en 2D ou en 3D, en Imax ou pas, en salle ou sur l’écran de de son home-cinema. Ces questions cruciales seront sans doute encore dans toutes les têtes mardi soir, au moment de la projection de la copie 70mm de 2001, l’Odyssée de l’espace. Un film, tout le monde est d’accord là-dessus, qui a une certaine allure sur un écran de cinoche. Mais que plein de gens ont découvert (et adoré) à la télé… Soit un signe assez encourageant pour la postérité de Roma.