Kingdom of Heaven (2005)
20th Century Fox

Mal aimé en salles, Kingdom of Heaven est littéralement transfiguré dans son director's cut, enfin visible sur (très) grand écran.

Ridley Scott n'est, curieusement, pas un adepte du director's cut. De son propre aveu, le cinéaste saurait d'instinct ce qui plaît aux studios qui lui commandent les films. Un peu ironique de la part de l'auteur de Blade Runner, un film passé dans l'histoire non seulement pour sa cinématographie visionnaire mais aussi pour ses multiples versions (director's cut ? Version longue ? Version étendue?). Mais dans le cas de Kingdom of Heaven, Sir Ridley reconnaît lui-même que la bonne version du film est celle du director's cut : sorti en mai 2005, Kingdom of Heaven durait 2h24. La version director's cut, qui sortit en salles aux USA dès décembre 2005, dure 45 minutes de plus. Et à l'occasion de la sortie de Napoléon le 22 novembre et dans le cadre d'une rétrospective Ridley Scott, le cinéma Max Linder projette le 16 novembre  (deux séances, une à13h45 et 20h15) cette version longue -une première en France. Un évènement. Le plus vertigineux, au fond, est que la vision de la version longue de Kingdom of Heaven provoque un drôle d'effet miroir avec le Napoléon de Ridley, puisque ce dernier travaille déjà sur une version de 4h30 de son film pour le streaming, plus centrée sur l'impératrice Joséphine (Vanessa Kirby) et qui est déjà surnommée "Josephine's Cut". Est-ce qu'on la verra en salles un jour ? Rien n'est moins sûr.

Napoléon : Ridley Scott a un montage de 4h30 "fantastique", et il espère pouvoir le sortir

"J’ai pu rajouter toute l’histoire du personnage d’Eva Green. Je n’aurais jamais dû la laisser tomber.", nous expliquait Scott en 2015, lors de la sortie d'Exodus : Gods and Kings. "Mais le film était déjà trop long. C’était ma décision. Kingdom était un gros, gros film. Le danger sur le montage de ce genre de trucs c’est de se lasser. Toujours les mêmes scènes, encore et encore… A force de répéter la blague elle n’est plus drôle." Ridley Scott plaisante, mais le director's cut de Kingdom of Heaven -dont on ne fera pas la liste des changements dans le moindre détail- n'a rien d'une blague. Et le réalisateur a effectivement raison : en rétablissant toute l'histoire de la princesse Sybille, incarnée par Eva Green, le film trouve ce qu'il lui manquait. Une raison d'être. Sybille devient la véritable héroïne du film, médiévale Médée incarnant des forces terribles, contradictoires (la raison d'état contre l'amour, l'Orient contre l'Occident, ce genre de trucs), mortifères. La version cinéma se concentrait sur l'histoire de Balin (Orlando Bloom), chevalier dont la quête de mort n'a pas la force et l'évidence de celle de Maximus dans Gladiator.

Plus globalement, les Croisades selon Kingdom of Heaven sont dans la lignée de la vision donnée par l'historien Steven Runciman dans les années 50 : pas la quête spirituellement héroïque des gentils Chrétiens contre les mauvais Musulmans pour "libérer le tombeau du Christ". Il n'y a que la rencontre entre des forces diverses, et la mort et le carnage à l'arrivée. Comme La Chute du faucon noir, Kingdom of Heaven s'ouvre sur un cadavre dans un linceul, et les mauvais, les ennemis sont d'autres chevaliers chrétiens, tout comme Saladin n'est pas le méchant de l'affaire ("le public américain de l’époque n’a pas supporté qu’un leader musulman soit représenté comme un brave type", renchérissait Ridley). Vendu (et bien mal) comme un Gladiator médiéval ou un Braveheart aux Croisades ("ma femme est morte ? je vais devenir un héros politique à la pointe de mon épée"), Kingdom of Heaven s'inscrit en définitive comme le frère de La Chute du faucon noir : une vision de l'impossibilité de fonder la paix à travers la guerre. Sans renier une visée spectaculaire (comme sur Gladiator, le duo formé par le chef opérateur John Mathieson et le production designer Arthur Max est au top), c'est une vision bien radicale au sein de l'histoire du grand spectacle historique hollywoodien, hanté par l'idée héritée des Pères fondateurs de fonder une nouvelle Jérusalem. Une idée qui ne trompe guère Scott, trop agnostique pour céder à une quelconque "destinée manifeste" mystique. Le "nouveau monde" de 1492 était fondé sur une colonisation sanglante. La Bible d'Exodus : Gods and Kings s'écrivait avec le sang versé au nom de prophètes fous. Au milieu du carnage de Kingdom of Heaven, la route pour le Royaume des cieux est pavée de cadavres. C'est à la fois très beau, et très effrayant.