Dernier Caprice de Yasujirō Ozu Visuel 1
Carlotta

Trois grands films de trois grands cinéastes asiatiques sont présentés en copies restaurées cet été. Trois splendeurs visuelles pour voyager à travers l’espace et le temps.

Les fleurs de Shanghai d’Hou Hsiao-Hsien (1998)

En 1998, le taïwanais HHH a déjà une belle et sinueuse filmographie. A l’approche du nouveau millénaire, son art s’affirme un peu plus avec des films portés par une mise en scène soyeuse et enveloppante capturant le monde dans une torpeur inquiète. Les fleurs de Shanghai est la pièce maîtresse d’une œuvre qui aura jusqu’ici baignée dans les eaux mouvantes des genres (chroniques adolescentes, comédies néo-réalistes, fables sociales...). Suivra bientôt l'éléctrisant Millennium Mambo dont la modernité affichée loin de contraster avec le film précédent, renforcera sa majestueuse intemporalité. L’action de ces Fleurs se situe à la fin du XIXe siècle. Le vaste monde est hors-champ. Tout est concentré dans les intérieurs dorés des maisons closes de Shanghai où de riches hommes viennent converser et séduire des courtisanes aux surnoms enjôleurs : Rubis, Jasmin, Emeraude, Perle... Ces dernières tentent de garder leur indépendance d’esprit dans un jeu où les codes veulent pourtant qu’elles s’abandonnent. La caméra d’HHH en suspension saisit via des plans-séquence éthérés, ces petits arrangements tarifés où les masques de la jalousie, de la passion, de l’honneur, finissent par offrir un seul et même visage : celui d’une tristesse sourde. Les fleurs de Shanghai à l’instar du dernier chef-d’œuvre en date du cinéaste taïwanais, The Assassin (2015), autre grand film d’intérieur où l’esprit vacille dans des alcôves hantées par la mort, oblige le spectateur à se laisser envoûter corps et âme. Face à tant de grâce et de volupté, notre esprit finit par céder, on s’interdirait presque de respirer pour ne pas trahir notre présence à l’intérieur même du cadre. Les fleurs de Shanghai est un film-sortilège.  

Taïwan. 1998. De Hou Hsiao-Hsien. Avec : Tony Leung, Chiu-Wai, Michiko Hada.... 1h54. Carlotta. Ressortie le 22 Juillet.


 

Pluie noire de Shohei Imamura (1989)

C’est l’autre Black Rain de 1989. Les fans de Ridley Scott sont peut-être passés à côté du film de Shohei Imamura sortit la même année. Il pleut ici aussi, mais cette pluie noire toxique recouvre les ruines d’Hiroshima juste après l’explosion de la bombe atomique. Parmi les décombres une famille traverse l’apocalypse. Ils ont vu le terrible champignon à distance. Les gouttes noires recouvrent maintenant leur peau et leurs visages sidérés. Autour d’eux, la désolation est encore brûlante : corps calcinés, morts-vivants, êtres hagards déboussolés, immeubles soufflés... Les premières minutes de Pluie noire sont d’une beauté paradoxale, celle de l’horreur dans toute sa vérité cinématographique. Le chef opérateur Takashi Kawamata - formé auprès d’Ozu - propose un noir et blanc très contrasté pour mieux exprimer la déchirure. La musique lyrique et poignante de Toru Takemitsu, elle, accentue la douleur. Nous, spectateur, restons abasourdis. « Tu n’as rien vu à Hiroshima ! » affirmait pourtant Marguerite Duras. Peut-être, mais ici, sur l’écran, nous percevons bien quelque chose.  Ellipse. Nous voici cinq ans après. La sidération a laissé place à l’affliction, voire à la résignation. Dans un petit village, hommes et femmes attendent docilement que le poison atomique ne les fauche un à un. Triste fatalité pour des victimes en sursis laissés à l’abandon, condamnés à vivre à l’écart de la société, perdus dans l’angle mort d’un monde qui devra se réparer sans eux. La belle et douce Yasuko, elle, aimerait trouver un mari, mais sa présence à Hiroshima cinq ans plus tôt, fait tâche. Et ce, même si elle n’a vu la bombe que de loin. Yasuko ne dit rien. Elle attend son heure (tout ici est affaire de temps avec cette horloge que l'on ne cesse de régler pour rester connecté avec les autres). Comme souvent chez Imamura (La femme insecte, La vengeance est à moi...), la norme n’a rien à offrir sinon son impuissante et ridicule faiblesse, c’est bien de la marge que peut naître l’espoir, la force de vivre, d’aimer. Et la démence d’un jeune sculpteur revivant éternellement une mission suicide à chaque bruit de moteur, loin d’effrayer Yasuko pourrait bien s’accorder avec les fracas de son cœur et de son corps. Coincé entre deux Palmes d’or : La ballade de Narayama (1983) et L’anguille (1997), cette Pluie noire est le chef-d’œuvre secret d’Imamura.

Japon. 1989. De Shohei Imamura. Avec : Yoshiko Tanaka, Kazuo Kitamura, Etsuko Ichihara... 2H03. La Rabbia. Ressortie le 29 Juillet.


 

Dernier caprice de Yasujirō Ozu (1961)

C’est l’avant-dernier film de l’auteur du Voyage à Tokyo et l’un de ses premiers à parvenir dans le monde Occidental (sélectionné à la Berlinale de 1962), preuve de la reconnaissance tardive du cinéma japonais à l’international. Si les deux autres grands noms du cinéma nippon - Akira Kurosawa et Kenji Mizogushi - avaient pour eux de signer des œuvres historiques propres à séduire un public étranger idéalisant un monde où samouraïs et geishas seraient les garants d’un exotisme extrême-oriental, Ozu lui n’a cessé de jouer la carte du contemporain. Son imposante filmographie qui est alors sur le point de s’achever avec ce Dernier caprice (le cinéaste meurt d’un cancer deux ans après, juste après avoir tourné Le goût du sake) traduit les évolutions de la société japonaise, entre tradition et modernité. Pour autant, chez Ozu, la jeunesse n’est pas forcément synonyme de vitalité, tant celle-ci semble prisonnière d’une inquiétude tenace. C’est ce que raconte magistralement Dernier caprice où un vieil homme à la santé vacillante joue les jolis cœurs avec une ancienne maîtresse tandis que ses filles et ses fils tentent de le raisonner. Les jeunes répriment leurs désirs pour sauver les meubles d’une vie matérielle qui s’étiole face aux impératifs économiques d’une société en mutation : « Le gros capital l’emporte toujours » déplore l’une des filles du héros inquiète de la disparition de la brasserie familiale percluse de dettes. Ce Dernier caprice pourrait presque se voir comme une version « légère » du Voyage à Tokyo, si la fin (sublime!) où la mort finit par envahir tout le cadre, ne venait jeter un voile noir sur l’ensemble. Ozu cadre son récit avec une précision dingue, jouant de la symétrie des corps dans un espace à la géométrie cloisonnée. Cette beauté prisonnière de son propre système se débat pour exister. C’est ce combat qui est si touchant et beau. Un détail, un regard appuyé, un corps qui se lève délicatement, un raccord harmonieux où un mouvement en plan serré vient s’achever en plan large, une fumée grise qui obscurcit soudain le ciel, des néons agressifs et clignotants, l’envol d’un corbeau..., tout fait sens et respire la poésie de l’existence. Dernier caprice doit impérativement devenir un classique du cinéma mondial.  

Japon. 1961. De Yasujirō Ozu. Avec : Ganjirō Nakamura, Setsuko Hara, Yōko Tsukasa ... Carlotta. 1h43. Ressortie le 5 août.

A partir du 19 août le distributeur Carlotta ressort en salles les six films en couleur de Yasujirō Ozu