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Hommage à un géant. 

Le cinéma américain n’aura jamais su quoi faire de lui. Il aura fallu une série télé (Les Soprano, 1999-2007) pour installer James Gandolfini dans la conscience collective et l’introniser en héritier des plus grands. Réagissant hier à la mort de l’acteur dans les colonnes du Hollywood Reporter, son pygmalion David Chase, créateur des Soprano, l’a comparé à Mozart. L’année dernière, à l’occasion de la présentation cannoise de Cogan, la mort en douce, d’Andrew Dominik, son partenaire de jeu Brad Pitt livrait au magazine Technikart ses impressions de tournage : « J’ai eu le sentiment d’assister à quelque chose de vraiment immense. Je veux dire immense comme Brando pouvait être immense. » Pas d’aveuglement sentimental ni de copinage promo dans ses propos : n’importe quel spectateur ayant consacré 86 heures de sa vie à regarder l’opus magnum de la télé contemporaine sait que Chase et Pitt disent la vérité, rien que la vérité. Cet homme était un géant.

Avant qu’il ne devienne pour l’éternité Tony Soprano, ce parrain dépressif baladant son spleen dans ses survêtements Tachini, il n’y avait pas eu grand-chose dans la filmo de James Gandolfini. Le passage à tabac de Patricia Arquette dans True Romance avait été un grand moment, certes, suivi par une petite poignée de films coolissimes accrochés à son CV (USS Alabama, Get Shorty, The Barber). Mais à chaque fois, Big Jim avait à peine le temps d’imprimer nos rétines qu’on lui demandait d’aller voir ailleurs, de laisser la place à d’autres, plus stars que lui. Une petite scène et puis s’en va. Il faudra l’intuition géniale de David Chase, à la fin des années 90, pour révéler sa grandeur. La puissance des Soprano tient à beaucoup de choses (l’écriture affûtée de Chase et son équipe, le climat de liberté artistique et de bonne santé économique dans laquelle baignait la chaîne HBO à l’époque…) mais rien n’aurait été possible sans Gandolfini. Ses petits yeux mi-clos. Sa voix rigolarde et ses sourires en coin. Sa démarche de colosse lessivé. Sa respiration nasale, de plus en plus inquiétante au fil des saisons.

Dans un autre hommage posthume, Brad Grey, ancien producteur exécutif de la série et aujourd’hui PDG de Paramount Pictures, a comparé l’acteur à la fois à Steve McQueen (pour le sex-appeal) et à Jackie Gleason (pour le génie comique). Remplacez McQueen par De Niro ou Brando, et Gleason par Oliver Hardy ou WC Fields, ça marche aussi. Sensuel et terrien, sexy et lourdaud, impérial et bouffon, Gandolfini savait vous faire rire et chialer dans la même phrase. Cette capacité unique à réconcilier les contraires en aura fait, huit ans durant, le réceptacle idéal des passions humaines, le miroir absolu de nos vies, en même temps que la synthèse ultime de tout ce qu’on aime chez les acteurs américains – cette présence mythologique, cette puissance d’incarnation, cette chaleur fraternelle.

Ces derniers temps, quelques cinéastes semblaient enfin s’être décidés à prendre la mesure du bonhomme, et à le faire échapper à cet infernal paradoxe qui veut que les génies du petit écran n’aient que des miettes à ramasser quand ils passent sur le grand. La seule solution, à ce stade, était de se confronter directement au mythe. Dans Cogan, Andrew Dominik lui offrait sur un plateau un nouveau rôle de mafieux dépressif. En deux scènes sublimes, planqué derrière des lunettes fumées et quelques verres de Martini, Gandolfini emportait le film vers des hauteurs mélancoliques inespérées, lâchant ses répliques au visage de Brad Pitt (« I can’t go out ») comme on lance un SOS. En 2009, dans Max et les maximonstres, Spike Jonze avait eu l’idée fabuleuse de lui demander de prêter sa voix à une boule de poil cyclothymique de plusieurs mètres de haut, comme une réincarnation velue de Tony Soprano. Un monstre, oui.

Bien sûr, aucun d’entre eux n’atteignit jamais l’ampleur fleuve, larger than life, des Soprano. Depuis l’arrêt de la série en 2007, les fans hardcore avaient pris l’habitude de se repasser mentalement la dernière scène du show, et la chanson de Journey qui l’accompagnait. « The movie never ends / It goes on and on and on and on.” “Le film ne s’arrête jamais / Ça continue encore et encore ”. Manière de dire que, si la transmission avait été interrompue, la vie continuait de s’écouler, là-bas, sans nous, dans le New Jersey. On imaginait Tony enfiler sa chemise de bowling préférée, ramasser le Star-Ledger en bas de l’allée, réchauffer des lasagnes au micro-onde, commander des oignons frits chez Holsten, regarder par-dessus son épaule en traversant le parking du Bada Bing. The movie never ends ? Tu parles. Ça va être compliqué de se faire des films désormais.