Ruben Ostlund
Abaca

Son avis sur Barbie, sur les films de ski, sur l'avenir d'Harris Dickinson et d'Anatomie d'une chute aux Oscars... En attendant sa masterclass au Festival des Arcs 2023, longue discussion avec le réalisateur de The Square et Sans filtre.

Ruben Östlund est de retour. Pas encore en salles (son prochain film est encore en pré-production) mais à la station de ski des Arcs, celle qui lui a donné l'inspiration (et le décor de tournage) de son quatrième long-métrage Snow Therapy. C'était en 2014 : près de dix ans plus tard, le cinéaste suédois a gagné deux Palmes d'or, pour The Square et Sans filtre, a présidé Cannes en 2023 et que son jury a couronné Anatomie d'une chute de la Palme -en attendant les Oscars. Il est devenu presque plus qu'un cinéaste : un style, un genre en lui-même, celui de la satire démesurée de notre époque, entre narcissime hardcore et crise identitaire. Revoici Ruben où tout a (re)commencé pour lui, au Festival du Film européen des Arcs où on croise son portrait un peu partout dans les couloirs des hôtels cosy. Le cinéaste est là non seulement en tant qu'invité d'honneur, mais il parrainera aussi le Talent Village (où des créateurs de films se rencontrent) et donnera une masterclass jeudi 21 décembre. En avant-première, voici donc une mini masterclass en tête à tête avec le cinéaste le plus östludien du monde.

Dans les années 90, il paraît que vous tourniez des petits films de ski avec une bande-son heavy metal, et ça s'appelait Free Radicals...
Oh, on faisait ça avec mes potes à l'époque... On carburait à la passion ! Je tenais la caméra et je faisais le montage tandis que mes potes skiaient. Tous les jours on allait en montagne et on se disait : "oh, voilà une descente intéressante". On passait quelques heures là-bas à skier et à filmer, c'était très intense parce qu'il y avait toujours des risques quand tu filmes un skieur faire du hors-piste... donc on était vraiment super concentrés sur ce qu'on faisait. I fallait une certaine prescience, disons, de ce qu'on faisait. Quant à moi, et bien... j'ai fait ça pendant cinq ans, c'était une super école de cinéma. J'essaie toujours de dire aux jeunes réalisateurs qu'ils doivent pointer leur caméra vers quelque chose qui les intéresse totalement. Que ce soit une fiction ou un documentaire.


Justement, que pensez-vous transmettre comme enseignement lors de votre masterclass ?
On a tendance à romancer la profession de cinéaste, moi j'essaie d'être très concret sur ce que j'ai fait... Comment ils ont été montés. En gros, c'est un processus très long qui réclame de l'endurance, il y beaucoup de "trial and error". Tu vas trop loin, puis tu recules, et ceci tout le temps. Tu as une idée, tu essaies de la visualiser, et il y a tellement de paramètres à mobiliser pour simplement créer cette vision ! Et encore plus pour mettre un coup au but, dans le mille ! Beaucoup d'endurance dans le filmmaking.

Le "trial and error", c'est comme ça que vous travaillez ? Ce n'est pas opposé à vos films, qui semblent très préparés ?
Je pense surtout qu'il ne faut pas absolument respecter le processus classique, s'assoir à son bureau, écrire un script, le tourner... J'ai toujours laissé une grande place à l'improvisation dans les scènes, avec mes amis, ma femme... Je les utilise comme acteurs, d'ailleurs, pour essayer des scènes. Ça me permet de m'exercer avant le tournage. Il y a beaucoup de façons d'être moins conventionnel, et d'apporter un peu d'oxygène dans le processus. Pour sortir des petites règles, et du processus normal de tournage. C'est pour ça que je ne suis pas du tout secret sur les films que je prépare : j'en parle autour de moi et ça me donne souvent de l'inspiration en retour. Quand je parle du cadre de mon prochain film, les gens me racontent leurs propres expériences dans ce cadre. Parfois, c'est tellement super que je les pique pour les mettre dans mon script. C'est important d'être ouvert. De ne pas tout garder secret. Pour soi-même.

Ce n'est pas la norme, on dirait : les cinéastes détestent parler de leurs prochains projets dans le détail...
Oui, c'est vrai ! Peut-être qu'ils ont peur de porter malheur à leurs films ? Ou peut-être qu'ils pensent que leur propre motivation va mourir s'ils la partagent avec quelqu'un d'autre ? Mais ce n'est pas ce que je pense. Je joue au ping-pong avec mes idées, pour tenter de trouver les meilleures.


Dix ans plus tard, que pensez-vous de Snow Therapy ?
En y repensant je me dis que c'était super d'avoir un film avec une mise en place aussi évidente. Le père qui abandonne sa famille en fuyant une avalanche, et en fait il n'y a pas de catastrophe et il doit subir sa culpabilité et sa lâcheté... Le film s'écrivait quasiment tout seul. Presque. Mais c'était simple à écrire. Après je me suis dit "OK, c'est le même genre de mise en place que je dois trouver". Même si je n'ai pas fait de film de ski depuis ! Snow Therapy est intéressant aussi parce qu'on peut y trouver mes deux principales sources d'inspiration : Michael Haneke et les films de ski, vous voyez ? (rires)

Haneke fait du ski, vous trouvez que ça vous résume en tant que cinéaste ?
Ahah, oui ! Bon, en école de cinéma, Haneke était celui qui m'inspirait le plus... Je revoyais Code inconnu en boucle. On sent qu'il est concentré à 100% par ce qu'il filme, lui !

Mais il est beaucoup plus sérieux que vous. Il y a beaucoup de comédie dans vos films... Je crois que je n'ai jamais rigolé devant un film de Haneke.
Moi non plus, je n'ai jamais rigolé devant un film de Haneke ! Mais j'apprécie vraiment qu'il ne cherche pas à faire plaisir au public, en permanence.

Vous ne cherchez pas à faire plaisir au public ?
Non, je cherche à me faire plaisir à moi-même. Définitivement à me stimuler... Et je me dis que ça pourrait aussi stimuler le public. Mais quand je tente de faire quelque chose de marrant, je fais quelque chose qui me fait rire, moi, d'abord. Je ne chercherai jamais à essayer de faire rire quelqu'un d'autre que moi.

Alors vous pensez que les gens qui disent qu'ils veulent faire plaisir au public sont des hypocrites ?
Mais qui dit ça ? (il éclate de rire) Non, vraiment, qui vous a dit ça ?

Oh, c'est une idée reçue assez répandue, comme de dire par exemple que le public est le meilleur critique d'un film...
Oui, je connais ce truc, de séparer les critiques et le public, mais... Vous savez, j'ai accompli un grand changement dans ma façon de faire des films après Play (NDLR : son deuxième long-métrage de fiction, sorti en 2011, avant Snow Therapy). Pour moi, c'était la version la plus extrême possible du cinéma d'auteur européen. Un film composé de 42 plans-séquences ! C'était très dur à faire, très dur à rendre dynamique. La première du film a eu lieu à la Quinzaine des réalisateurs au Festival de Cannes. Et dès que le premier plan-séquence a eu lieu, un type assis au premier rang a poussé un énorme soupir... Il a dû se dire "oh non, pitié, je ne veux pas voir ça, c'est ce genre de réalisateur !" (rires) A partir de là je me suis dit qu'il fallait quand même que je réfléchisse beaucoup plus au cinéma -enfin, à l'expérience collective de regarder des films. J'ai commencé à faire beaucoup plus de projections-test, pour sentir la dynamique auprès du public. Et je me suis dit qu'avant je n'étais qu'un réalisateur européen ignorant qui vivait aux crochets de l'état.

J'ai réfléchi à la façon dont fonctionne le cinéma américain : les films des studios doivent faire plaisir au public, sinon c'est la faillite ! Il y a beaucoup de bonnes choses dans le système du cinéma européen, il y en a des mauvaises côté américain, mais aussi des bonnes. Voilà, en faisant Snow Therapy, je me suis dit qu'il fallait que ce soit une véritable expérience de cinéma. Et j'y pensais pendant un très long vol en avion, en scrollant les films sur le petit écran : qu'est-ce qui fait que je clique sur un film et pas un autre ?


L'an prochain, Greta Gerwig vous succèdera à la présidence du Festival de Cannes. Vous avez vu Barbie ? Vous avez des conseils à lui donner pour être présidente ?
J'ai vu Barbie, oui. Pour moi, c'est du cynisme déguisé en optimisme. C'est toute la folie de notre époque. Un fabricant de jouets qui finance son propre film et qui s'achète une cinéaste d'auteur américaine afin de rendre plus présentable ces poupées très vieux jeu... C'est complètement dingue, à mon avis. Ce film parle plus du monde virtuel que du monde réel, à mon avis. Ça parle de statements, de quotes, de prendre constamment position envers quelque chose, etc. Je n'ai pas aimé ça. L'une des bonnes choses de l'économie de marché, c'est que comme il y a de la compétition, nous créons des produits. Et nous essayons de les faire meilleurs que les autres. Et pour cela, nous avons besoin du bouche-à-oreilles entre spectateurs. Mais un film comme Barbie pirate ce processus en mettant une tonne d'argent dans le marketing, et il n'y a plus de bouche-à-oreilles.

Ceci dit, je pense que c'est un excellent choix d'avoir choisi Greta Gerwig pour faire Barbie ! Je ne pense pas avoir de conseils à lui donner, mmm... (il réfléchit longuement en regardant par la fenêtre) Non, vraiment, je respecte beaucoup son travail précédent, même si je ne suis pas un fan de Barbie. Je suis sûr qu'elle fera quelque chose de bien.

Votre film préféré de l'année, c'est... ?
Anatomie d'une chute, ahahahah ! A part ça, j'attends avec impatience un film qui n'est pas encore tourné, par un suédois, John Skoog : il a engagé Denis Lavant pour jouer un paysan suédois. C'est génial, il apprend les dialogues en suédois ! C'est ma compagnie Plattform qui produit. Skoog tourne avec de longs plans-séquences...

GALERIE
© Filmdepot

Harris Dickinson joue dans le formidable film de catch The Iron Claw, avec Zac Efron et Jeremy Allen White, et c'est vous qui l'avez découvert dans Sans filtre...
Oh, mais non, il était avant Sans filtre dans Beach Rats, un petit film indépendant. Il faut rendre à César... Vous savez, il veut aussi réaliser, et je sais qu'il travaille sur un scénario depuis pas mal de temps déjà. J'espère qu'il jouera des personnages toujours intéressants : pour moi, c'est un acteur qui ne peut pas mentir. Il est très honnête dans ses réactions. Dès qu'il est devant une caméra et que tu le mets dans une situation crédible, il est fantastique. J'espère qu'il ne va pas travailler à une cadence infernale. Trop tourner t'empêche de prendre des bonnes décisions.

Il vous a demandé des conseils de réalisation ?
On a un peu parlé de son film, oui, et il nous a montré un court-métrage qu'il a réalisé : c'était pendant le tournage de Sans filtre, on a monté un mini-festival de cinéma sur la plage de Chiliadou en Grèce où on tournait la dernière partie... ça parlait d'un jeune homme qui partait au service militaire. Et son futur film parle de la relation entre un père et son fils, je crois que les deux sont liés...

Ce n'est pas vraiment östludien, donc.
Östludien... quoi ?

Euh, "östludien" ? C'est un adjectif qu'on emploie pour qualifier une certaine situation... et bien, d'östludienne. Qui sortirait tout droit d'un film de Ruben Östlund.
Ah oui, OK ! Et bien, je suis très heureux de l'apprendre ! En fait, c'est même la plus grande chose que vous puissiez espérer accomplir en tant qu'artiste. Vous donnez aux gens une nouvelle façon de voir le monde, et donc, le monde est devenu plus riche. Il m'est arrivé la même chose avec les films de Roy Andersson. J'ai pu remarquer des choses dans le rue auxquelles je n'aurais jamais prêté attention avant. Donc, influencer le regard des gens, c'est la plus grande des choses. Votre spectre de vision sur le monde est plus riche.

Mais je crois que je n'ai pas du tout envie de vivre dans un de vos films.
Non, c'est vrai ! (rires) Mais vous pouvez en rire, si vous portez dessus un regarde "östludien"... Vous n'êtes plus seul !

Snow Therapy était justement östludien avant que ça ne devienne quelque chose, non ?
Pour moi, Snow Therapy, c'était une façon de revisiter un environnement dans lequel j'ai passé beaucoup d'années, depuis mes films de ski -on y revient ! Regardez autour de vous : c'est bizarre, comme endroit, une station de ski, non ? Tout est contrôlé, réduit... absurde. Bref. Haneke m'a aussi fait voir le monde différemment. Leos Carax, également. C'est peut-être le réalisateur le plus puissant visuellement que je connaisse -de toute l'histoire du cinéma. Il n'a pas la position qu'il mérite. Il devrait être encore plus célébré, mais il ne tourne pas beaucoup... Sinon, j'attends aussi de voir le prochain film de Justine Triet, évidemment.

Vous devez être content du succès d'Anatomie d'une chute.
Je suis super content. Je pense qu'il a la chance de gagner l'Oscar du Meilleur film. Définitivement. Justine Triet est une réalisatrice qui a des tripes, elle fait confiance à son instinct. Elle a le sens de l'authentique, et j'admire beaucoup ça.

Anatomie d'une chute décroche quatre nominations aux Golden Globes

Bon, et bien, on me fait signe que l'interview est terminée, merci beaucoup...
Non, attendez ! Je veux vous parler de mon prochain film ! The Entertainment System is Down ! J'ai fini la première version du script ! Je crois que le cadre dont je vous parlais est amusant : ça se passe dans un vol très long-courrier, et peu de temps après le décollage, les passagers apprennent avec horreur que le système vidéo ne marche pas. Je voulais trouver un cadre qui me permette d'analyser ce que les smartphones nous ont fait. Aujourd'hui, nous sommes constamment divertis. On ne peut pas rester seuls avec nos pensées. En plus, dans l'avion, le wi-fi ne marche pas terrible... Quand on enlève le "système de divertissement", on se retrouve avec des passagers -pas des êtres humains- coincés pendant dix-sept heures qui doivent socialiser à l'ancienne. Et on observe le résultat... Je me suis inspiré d'une expérience où des gens devaient passer du temps, entre sept et quinze minutes maximum, seuls dans une pièce, avec rien pour se divertir. Ils étaient seuls avec leurs pensées - et les participants disaient que c'était une vraie torture.

Personne n'a aimé. Alors les scientifiques ont ajouté un truc : un bouton qui vous envoyait une décharge électrique. Pas dangereuse mais très douloureuse. Et il s'est avéré que les deux tiers des hommes ont appuyé sur ce bouton en sachant ce que ça allait provoquer. Un tiers des femmes seulement l'ont fait. Voilà, ça dit quelque chose sur nous, non ? On déteste être seuls avec nos pensées.